S’il séduit les foules, François déconcerte aussi. En habile stratège et fin politique, le pape jésuite ne dévoile pas toutes ses cartes. Animé de convictions fortes, il a mis l’Eglise catholique sur la voie de la réforme. Mais sans que l’on perçoive clairement jusqu’où il veut aller.
A Rome, ce dimanche d’avril, François a canonisé deux de ses prédécesseurs, Jean Paul II (1978-2005) et Jean XXIII (1958-1963). Avec ses manières brusques, le pape actuel a bousculé le programme initial. S’il a «hérité» de la canonisation de Karol Wojtyla - un processus entamé en 2011, avant que l’Argentin ne devienne lui-même le chef de l’Eglise catholique -, Jorge Mario Bergoglio a choisi et imposé celle de Jean XXIII. Décidant seul, il a passé outre les procédures habituelles, celle notamment d’un «miracle» constaté en bonne et due forme, accompli par le futur saint.
Le jésuite, c’est sûr, voue une grande admiration à Jean XXIII pour avoir convoqué le concile Vatican II, l’entreprise de rénovation menée par l’Eglise au début des années 60. Mais pourquoi canoniser ensemble ces deux papes ? En pourfendeur du culte de la personnalité, voulait-il ôter du prestige à la canonisation de Jean Paul II, adulé par toute une génération de catholiques ? Sans doute. Contrait-il habilement les interrogations, voire les polémiques, soulevées par l’élévation rapide au rang de saint d’un Karol Wojtyla qui enterra le dossier de la pédophilie ? Probablement. Il jette le trouble et intrigue, enthousiasme et agace, soulève des espoirs et fait naître des craintes.
Anticonformiste de nature, l’actuel pape a toujours brouillé, avec brio, les cartes. L’affaire du mariage gay en est une belle illustration. En Europe, l’ex-archevêque de Buenos Aires a été présenté comme l’un de ses farouches opposants. Dans les faits, son attitude fut plus complexe. En 2002, la municipalité de Buenos Aires instituait une union civile pour les couples homosexuels, ouvrant les mêmes droits que le mariage, sauf celui d’adopter des enfants. Par des canaux privés, selon ce que rapporte l’un de ses anciens proches collaborateurs, il fit savoir son désaccord. «Mais il avait aussi fait préciser qu’il ne s’y opposerait pas publiquement», raconte cette source.
Flou sur des sujets qui pourraient fâcher, Bergoglio ne se réduit cependant pas au jeu tactique et politique. C’est un authentique réformateur d’une Eglise en crise, autant au nord qu’au sud de la planète, déconsidérée dans les sociétés occidentales et concurrencée ailleurs par les courants pentecôtistes. François est habité de convictions fortes et profondes, théologiques et politiques, dont son Argentine natale est le creuset. Déplorant l’évolution des mœurs, Jean Paul II et Benoît XVI, intransigeants, avaient campé l’Eglise dans une culture du combat contre la modernité. L’un et l’autre considéraient aussi le Vieux Continent comme la priorité d’une stratégie de nouvelle évangélisation. A Rome, Bergoglio a, lui, élargi les horizons.
A propos des questions de société, comme l’avortement ou la fin de vie, celles qui ont spécifiquement creusé la fracture entre le catholicisme et l’Occident, Benoît XVI évoquait des «valeurs non négociables». Son successeur argentin récuse ce terme-là, même s’il est farouchement contre l’avortement. Enoncé depuis plusieurs années, l’un des principes de Bergoglio est que «la réalité prime sur l’idée». Pour le comprendre, il faut avoir en tête que c’est là sa principale ligne de conduite
A la tête de l’Eglise catholique, le jésuite argentin est source aujourd’hui d’une grande instabilité. Les conservateurs ont perdu leurs repères, balisés par la rigueur doctrinale et morale de Jean Paul II et de Benoît XVI. Les catholiques «d’ouverture» s’inquiètent, eux, de la lenteur des réformes. Bref, chacun, pour y voir un peu plus clair, scrute avec attention les déclarations nombreuses de Bergoglio. Pour le moment, en ne dévoilant pas toutes ses cartes, Bergoglio garde, en fin politique, sa marge de manœuvre.
Bergoglio, d’ailleurs, ne ménage guère ses troupes. Austère et exigeant avec lui-même, au nom de principes évangéliques, il l’est tout autant avec ses prêtres, ses évêques et ses cardinaux. Pour lui, la grande plaie de l’Eglise catholique, c’est la «mondanité spirituelle», celle des prélats de salons et des «évêques d’aéroports» qu’il fustige et qu’il veut, lui, sur le terrain, au milieu de leurs fidèles.
En termes géopolitiques, on dirait du pape qu’il est un tenant d’un monde multipolaire. Depuis des années, Bergoglio critique en effet violemment la mondialisation. Elle est, de son point de vue, une entreprise de destruction mortifère des cultures et des identités de chaque peuple. L’engagement social du pape François, l’un des marqueurs forts de son pontificat, s’ancre, lui aussi, dans sa conception théologique et politique du peuple.
Au cœur, il y a les pauvres, rejetés aux périphéries, broyés par une «globalisation de l’indifférence», vilipendé lors de sa visite emblématique, en juillet, à Lampedusa. Bergoglio dénonce une «civilisation du rebut», secrétée par les ravages du libéralisme économique. De son point de vue, les pauvres ne sont plus seulement des opprimés ou des exclus, ils sont considérés comme des «surplus», surtout les jeunes sans travail et les personnes âgées, abandonnées à leur sort. Cette dénonciation vigoureuse a jeté le trouble dans les rangs catholiques conservateurs. Dans sa conception, l’option pour les pauvres n’est pas un choix, mais un impératif.»