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Le blog de Eric de Falco

Le blog de Eric de Falco

conseiller général du 1° canton de Rouen


où va la laïcité?

Publié par Eric de Falco sur 21 Juin 2014, 22:07pm

L’Affaire a réuni ce lundi 16 juin en Assemblée plénière pas moins de 18 juges issus des six chambres de la Cour de cassation, la plus haute juridiction française. Signe de la complexité du dossier et de la dimension sociétale des questions qu’il soulève. Au bout de cinq ans et demi d’un conflit du travail devenu éminemment symbolique du combat pour la laïcité, la guerre juridique qui oppose la crèche Baby-Loup à son ex-salariée voilée Fatima Afif arrive enfin à son terme.

Les conclusions des magistrats, attendues pour la fin du mois, dans un contexte tendu lié à la montée des revendications religieuses et aux craintes suscitées par le radicalisme islamique, pourraient avoir une portée historique et redéfinir les conditions d’application du principe de laïcité. Dans ses écritures, le procureur général Jean-Claude Marin préconise d’abandonner la piste controversée de l’entreprise de conviction ouverte par la Cour d’appel de Paris en novembre 2013, mais, en revanche, de confirmer le licenciement pour faute grave de Madame Afif.

Le Haut magistrat estime ainsi licite le règlement intérieur de la crèche interdisant à tous les salariés de manifester leurs convictions religieuses au nom "de la protection du droit à la liberté de conscience des enfants accueillis" et donc fautif le refus de Mme Afif de retirer son voile. Il justifie enfin la gravité de la faute par le fait "qu’elle s’était maintenu dans les lieux après sa mise à pied conservatoire et avait eu un comportement agressif". La Cour de cassation avait en effet annulé, le 19 mars 2013, son licenciement, provoquant l’émoi de nombreux politiques et intellectuels ainsi que l’exceptionnelle "résistance" de la Cour d’appel de Paris en novembre dernier.

Engagée en 1991 peu de temps après la création de la crèche associative, Fatima Afif obtient le diplôme d’éducatrice pour jeunes enfants et devient directrice adjointe de la crèche en 1997. En 2003, elle part en congé maternel puis en congé parental renouvelé jusqu’à la date de son retour fixée au 9 décembre 2008. Pendant cette période, un nouveau règlement intérieur est adopté qui réaffirme l’obligation de neutralité du personnel. Elle est informée qu’elle ne sera pas autorisée à revenir travailler avec son voile, qu’elle porte désormais de manière régulière. Deux mois environ avant sa reprise supposée, Mme Afif sollicite un entretien auprès de son employeur pour évoquer la possibilité d’une rupture conventionnelle de son contrat de travail. Les deux parties signent un acte en ce sens, pensant que seule l’inspection du travail serait décisionnaire.

La crèche refuse finalement de se séparer de sa salariée et la convoque pour reprendre son travail. Du fait de ses moyens modestes, l’association ne souhaite ni payer les 12.000 euros auxquels Fatima Afif pourrait alors prétendre dans un cadre amiable ni se séparer d’une personne qualifiée dont le diplôme autoriserait la structure à accueillir davantage d’enfants.

A partir de là, les récits divergent. Ce qui est certain, c’est que le 9 décembre, Fatima Afif se présente à la crèche avec son foulard (et non un voile intégral comme cela a été écrit de façon erronée dans un compte-rendu présenté aux prud'hommes et à la cour de Versailles), et qu’elle refuse de le retirer. Le ton monte, une mise à pied conservatoire lui est signifiée.

Sur le conseil de l’Inspection du travail, elle reste sur place et se présente à nouveau le lendemain matin. Après ce que la crèche qualifiera d'"altercation", elle se résout à quitter les lieux. Par lettre du 19 décembre, l’association Baby-Loup notifie à Fatima Afif son licenciement pour faute grave. La salariée saisit alors conjointement le Conseil des prud'hommes et la Haute autorité contre les discriminations et pour l’égalité (Halde). Le feuilleton judiciaire est lancé.

C’est le sentiment d’un énorme gâchis qui étreint tout spectateur de cette histoire. Car à l’origine de Baby-Loup, il y a l’initiative de femmes d’un quartier difficile qui se mobilisent pour s’en sortir et éduquer leurs enfants dans une des villes les plus pauvres de France. Il y a le soutien d’une municipalité qui encourage le modèle associatif. Et il y a, évidemment, l’incroyable détermination d’une directrice, Natalia Baleato, réfugiée politique chilienne recrutée à la fondation de l’association en 1991 pour porter leur projet et le faire grandir. Une énergie qui aboutira à cette crèche inédite, ouverte 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, et qui œuvre à l’intégration des femmes. Le clan des laïques se mobilise. Marraine de l’association depuis 2009, la philosophe Elisabeth Badinter promeut la cause de Baby-Loup.

Les partisans d’une laïcité ferme lui embrayent le pas. En novembre 2010, Jeannette Bougrab, alors présidente de la Halde intervient en personne devant le conseil des prud’hommes de Mantes-la-Jolie pour défendre la crèche dans sa décision, contre l’avis de l’institution qu’elle dirige. Une prise de position spectaculaire, et un camouflet pour la Haute autorité, qui sera dissoute en 2011.

Les prud'hommes, puis la cour d’appel de Versailles en octobre 2011, confirment le licenciement. Seulement, le 19 mars 2013, la Cour de cassation crée la surprise en annulant l’arrêt en appel. La chambre sociale estime que "s’agissant d’une crèche privée", l’interdiction "générale et absolue" du port de tout signe religieux inscrite dans son règlement intérieur est illicite et qu’en conséquence ce licenciement constitue "une discrimination en raison des convictions religieuses". L’affaire remonte directement en haut de l’Etat. Dans un geste inédit, à l’Assemblée nationale, Manuel Valls, qui compte parmi les premiers soutiens de la crèche, quitte un instant sa veste de ministre de l’Intérieur pour commenter une décision de justice : "Une mise en cause de la laïcité", déplore-t-il. Quelques jours plus tard, dans une intervention télévisée, François Hollande laisse entendre qu’une nouvelle loi pourrait intervenir pour les "structures privées qui assurent une mission d’accueil des enfants". L’Elysée charge l’Observatoire de la laïcité de lui faire des propositions. Dans son avis, adopté le 15 octobre 2013 par 17 voix pour, 3 contre et une abstention, l’Observatoire écarte l’option d’une nouvelle loi sur la laïcité mais recommande à la crèche Baby-Loup de préciser son règlement intérieur ou de demander aux autorités publiques "une délégation de service public" afin d’être soumise au principe de neutralité y afférent. Présenté comme une solution d’apaisement par son président Jean-Louis Bianco, l’avis déçoit les partisans de la crèche. Les juges seront-ils tentés de suivre ses recommandations ou bien l’opinion publique, à 80% favorable à une nouvelle jurisprudence, selon le sondage BVA du 27 mars 2013 ? Dans le quartier de la Noé, à Chanteloup-les-Vignes, on ne veut plus entendre parler de cette polémique qui a "sali l’image de la cité", regrettent des habitants. Il n’est plus question de prendre parti pour Natalia ou Fatima. D’ailleurs, les éléphants qui s’ébattaient joyeusement sur les murs de la crèche ont été recouverts d’une uniforme peinture verte. Depuis le 7 janvier, une crèche municipale baptisée Pierre et le Loup s’est installée dans les anciens locaux de Baby-Loup. Les salariés de Natalia Baleato ont en effet préféré quitter "la Noé", où ils ne se sentaient plus capables de travailler dans la sérénité. La crèche a trouvé refuge et réouvert fin mars dans la ville voisine de Conflans-Sainte-Honorine. D’après nos informations, jeudi dernier, après un long exil au Maroc, Fatima s’est réinstallée à Chanteloup-les-Vignes. Mais elle n’assistera pas à cette ultime audience. Une page est tournée. L’histoire de la laïcité française, elle, continue de s’écrire. Mais dans quel sens ?

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