Sur les écrans radar de Bercy, Chypre clignote en rouge depuis longtemps. L'alerte n'est pas apparue la semaine dernière, loin s'en faut ! Ramon Fernandez, le directeur du Trésor, et toutes les équipes qui travaillent sur la crise à travers l'Europe savaient que les banques chypriotes ne pourraient pas résister à l'effondrement de l'économie grecque. Ces établissements financiers détenaient des créances sur l'Etat hellénique, mais aussi sur les investisseurs immobiliers. La seule restructuration de la dette grecque leur a coûté plus de 4 milliards d'euros (un quart de leur PIB, la richesse produite en un an). Au bout du compte, il faut 17 milliards pour les recapitaliser et soulager l'économie chypriote.
C'est peu à l'échelle européenne (0,2% du PIB de la zone euro), mais énorme pour Nicosie : 100% du PIB de cette moitié d'île de 862.000 habitants. Car, en quelques années, les banques chypriotes ont beaucoup grossi. L'Etat ne peut pas les sauver seul. En juin 2012, Nicosie demande officiellement de l'aide à l'Europe. Une équipe de la troïka (Commission, BCE et FMI) se constitue pour étudier la question. Ironie de l'histoire, au même moment, Chypre prend la présidence de l'Union européenne, qui tourne tous les six mois.
Pendant ce temps, les équipes d'Olli Rehn, le commissaire européen aux Affaires économiques et financières, accaparées par le dossier grec, ont laissé traîner Chypre. "On s'en occupera après l'élection",murmurait-on à Bruxelles et dans toutes les capitales de la zone euro. Il y avait aussi une raison technique à cette tergiversation. "Les experts qui se penchaient sur le dossier étaient comme des artificiers devant une bombe hypersensible, risquant de faire exploser toute l'économie à tout moment", constate un diplomate français. Et c'est bien ce qui s'est passé. L'Europe est-elle condamnée à se laisser dépasser par les événements ?
Face à la crise, les ministres des Finances de la zone euro sont contraints de se poser la question. Mais n'auraient-ils pas dû le faire beaucoup plus tôt ? Chypre est entrée dans l'Union européenne en 2004. L'île était déjà connue pour être peu regardante sur l'origine des capitaux. En 2008, lorsqu'elle a adopté l'euro, a-t-on vérifié que cela avait changé ? Réponse de la Commission : "Le pays respectait tous les critères de Maastricht, en termes de déficit, de dette et d'inflation."
Une fois Chypre dans l'euro, tout s'est accéléré : la petite île coupée en deux offrait un quarté gagnant aux détenteurs de capitaux, même d'origine obscure : sécurité juridique, monnaie forte, taux d'intérêt élevés (entre 5 et 7% !) et secret bancaire inflexible. Soit la discrétion assurée... L'argent a afflué au point de déséquilibrer complètement l'économie, sans que personne s'en émeuve vraiment. Il a fallu attendre un rapport des services secrets allemands et la colère du SPD, le parti socialiste outre-Rhin, pour que la pression monte et que le président Anastasiadis finisse par accepter en mars un audit sur le blanchiment. Mais les Chypriotes contre-attaquent déjà, en montrant du doigt d'autres pays, comme le Luxembourg où la sphère financière est aussi hypertrophiée. Un banquier, non chypriote, souligne, lui, l'hypocrisie des Européens : "Combien y a-t-il de capitaux russes à Londres ou à Vienne ?" Et si la BCE a bloqué l'entrée de la Bulgarie dans la zone euro, la Roumanie ou la Lettonie sont toujours candidates. Peut-être faudrait-il démontrer que la zone euro fait respecter les règles concernant le blanchiment, avant de poursuivre l'élargissement...
Le traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance, ratifié l'an dernier par tous les Etats de la zone euro, permet à la Commission de proposer des corrections - voire des sanctions - en cas de déséquilibres macroéconomiques manifestes. Dans ce cadre, Chypre a reçu un avertissement il y a un an. Le 1er janvier 2015, l'Europe doit aussi passer à l'échange automatique d'informations entre administrations fiscales. Mais il y a encore des résistances...