Ce pays devient de plus en plus difficile à expliquer aux étrangers. Sondage après sondage, il y est dit que le moral des Français est au plus bas en raison du mauvais état de l'économie : 10,9 % de chômage, moins de 1 % de croissance et 5 millions de personnes (dont des travailleurs) vivant sous le seuil de pauvreté.
Et pourtant, des tribunaux de commerce viennent d'interdire à de grandes enseignes de faire travailler des salariés qui le souhaitent le dimanche ou tard le soir. Rappelons les faits. Il s'agit, d'une part, de salariés qui souhaitent travailler le soir ou le dimanche sur une base volontaire, parce que la rémunération horaire qui leur est offerte est supérieure de 50 % à 100 %. Ces employés modestes sont désireux d'améliorer par le travail leur niveau de vie dans un pays où les salaires réels sont bas. Il s'agit, d'autre part, de tribunaux de commerce qui prohibent l'activité de ces salariés en mettant en avant la protection de leur vie privée sur la base d'une législation datant d'une autre époque.
L'hypocrisie est totale. En effet, dans quelle démocratie moderne les lois sont-elles destinées à faire le bonheur des citoyens contre leur gré ? Il est rétorqué parfois que certains syndicats seraient très soucieux de protéger la vie privée des travailleurs en évitant qu'ils soient obligés de travailler le dimanche. Quelle est la légitimité desdits syndicats dans un pays où moins de 8 % des travailleurs cotisent et où le nombre d'adhésions est en perte de vitesse ? Cette question mériterait un jour d'être ouvertement posée, car la démocratie ne peut pas s'accommoder des règles d'une minorité - fût-elle organisée - imposées à une majorité.
L'hypocrisie est d'autant plus complète que la flexibilité du temps de travail est depuis longtemps une réalité pour de nombreux salariés de ce pays. Que veut dire protéger la vie de famille le dimanche, alors que les infirmières, les chauffeurs de train, les policiers et les employés des boulangeries travaillent depuis longtemps en dehors de la semaine ? Et puis, pourquoi ne pourrait-il pas y avoir dans un pays des salariés qui préfèrent travailler le week-end ? Enfin, il y a les clients de ces magasins.
Dans l'ensemble, les grandes enseignes se trouvent dans des zones périurbaines. En banlieue parisienne, ces zones sont habitées par des citoyens qui effectuent souvent de longs trajets de transport pendant la semaine et auxquels le soir ou le dimanche permettent de faire leurs achats. Peut-on encore les obliger à rester de force chez eux le week-end en invoquant le jour du Seigneur
Il est heureux que Jean-Marc Ayrault ait décidé d'ouvrir le dossier avec un pragmatisme qui, bien entendu, déplaît aux plus idéologues de la gauche. Cette affaire d'ouverture des magasins le soir ou le dimanche montre que la gauche gouvernementale est confrontée au fait qu'une démocratie moderne ne peut pas empêcher la liberté d'entreprendre.
La découverte récente par François Hollande et Pierre Moscovici du fait qu'augmenter les impôts vient à un certain moment heurter la liberté d'entreprendre s'inscrit dans le même mouvement. Faire société, ce n'est pas seulement distribuer à ceux qui n'ont pas ; c'est aussi laisser faire ceux qui veulent avoir. Bien que la devise de la France soit "Liberté, Egalité, Fraternité", notre pays est trop marqué par le bonapartisme pour être une démocratie vraiment libérale
Un souvenir : résidant il y a dix ans à Prague, j'apprenais à faire mes courses dans des galeries commerciales qui étaient toutes ouvertes le soir et le dimanche. En ma qualité de Français, je me faisais souvent la réflexion : quel bonheur de pouvoir organiser ainsi mon temps ! Je n'ai jamais perçu de traumatisme particulier chez les travailleurs tchèques.
Il est vrai qu'ils avaient connu pendant quarante ans un communisme pur et dur dans lequel s'investir dans le travail n'avait pas beaucoup de sens puisque, quoi qu'il advienne, on faisait semblant de les payer. Je me demande parfois si, en France, certains ont bien compris que travailler en démocratie n'est pas une aliénation mais une liberté.