Pour que les magistrats soient dans la rue, il faut vraiment que la coupe soit pleine.» De fait, il est pour le moins inhabituel de voir des juges s'égosiller «Sarkozy, t'es foutu, les juges sont dans la rue» comme l'ont fait certains ce mardi après-midi à Paris. Il l'est davantage encore de les voir battre le pavé aux côtés des avocats, personnels pénitentiaires, éducateurs et psychologues de la protection judiciaire de la jeunesse, réunis à l’appel d’une vingtaine de syndicats et d’organisations de toutes tendances. Une première.
Derrière une banderole «la justice est en danger: unissons-nous», quelques milliers de robes noires et rouges. Et une ancienne Garde
des sceaux, Elisabeth Guigou. Sans compter, assure-t-on dans les rangs, «des collègues qui auraient aimé venir mais ont dû rester pour assurer les audiences ou au moins les renvois». Ou
d'autres peut-être refroidis par les «pressions de la chancellerie» tombées le matin même dans les boîtes mails sous la forme d'une circulaire «demandant aux chefs de cour de faire
la liste des présents et des absents».
Des multiples
raisons qui poussent le monde judiciaire dans la rue — rythme de travail intenable, inflation législative, sentiment d'une
«méfiance» de la part de la chancellerie, doublée d'une «reprise en main», conditions de la garde à vue — en dominent deux: un ras-le-bol, le manque de moyens ; et une
inquiétude, celle de la suppression annoncée du juge d'instruction. En témoignent les slogans: «Pas de justice sans défense, pas de justice sans indépendance», «un juge disparaît, à qui
profite le crime?», «non à une justice aux ordres», ou le très fédérateur «assis, debout, mais pas couché».
«Le juge d'instruction a ses défauts, mais il reste le garant d'un certain équilibre. Le supprimer sans aucune garantie en contrepartie, c'est s'acheminer vers une justice à deux vitesses. Il y aura ceux qui pourront se payer de bons avocats, et les autres», prédit ainsi une juge d'instance à Versailles, pour qui manifester n'est «pas une habitude». Pas plus que pour cette autre juge d'une chambre civile à Toulouse, lunettes de soleil sur sa robe noire, pour qui la réforme à venir, «en plaçant la justice sous contrôle, est très inquiétante pour les libertés individuelles». Récurrent aussi dans les propos entendus au fil du cortège, le sentiment de ne plus avoir les moyens de «travailler correctement», de «traiter les dossiers comme on le devrait», de «réfléchir». Au delà du «rabiotage de tous les jours» — telle magistrate contrainte à «rationner son papier et courir après les crayons», tel juge aux affaires familiales qui a dû «attendre deux ans avant que les toilettes ne soient réparées» — la réduction du personnel qui pousse à bout. Les greffiers, en particulier, pour lesquels un départ à la retraite sur deux n'est pas remplacé, ainsi que le prévoit la Révision générale des politiques publiques (RGPP). A la clé, «des centaines de jugements qui ne sont pas tapés parce que personne n'est là pour le faire», des décisions rendues «en l'absence de greffier, donc illégalement», ou des juges «payés à faire des photocopies parce qu'il faut bien que quelqu'un les fasse». «On est obligés de finir à des heures pas possible, 23 heures, minuit, pour que les justiciables ne voient pas trop leur dossier traîner en longueur», soupire une greffière au service de l'instruction, «1000 heures sup non récupérées ni payées» au compteur. Même sentiment d'épuisement à la tâche deux rangs plus loin, chez une jeune juge de Béthune: «Quand on a vingt dossiers là où on en avait dix... On veut bien donner beaucoup de nous, mais on n'est pas non plus des martyrs.»