C'est une note de quatre pages, classée "confidentiel" et rédigée par le ministère de l'Intérieur. Chaque mois, les services de Manuel Valls, sur la foi des rapports que leur adressent les préfets, rédigent une "synthèse", qui est une manière de plonger dans les méandres de l'opinion publique. Elle dit l'esprit du temps, le moral des élus et l'humeur des Français, ceux que l'on entend peu dans les grands médias et qui représentent ce que certains appellent "le pays profond".
La dernière en date de ces synthèses a été publiée le 27 septembre dernier. Elle est remontée illico jusqu'au sommet de l'Etat et a été jugée suffisamment inquiétante à l'Elysée et à Matignon, pour que, cette fois-ci, elle soit communiquée aux principaux dirigeants de la majorité.
La France gronde, les Français sont en "colère ". Il faut savoir la décoder pour mesurer son caractère alarmiste. Tout est écrit par petites touches qui signalent, une à une, les sources d'un mécontentement qui monte, pourrait devenir explosif si demain il devait se cristalliser dans un même mouvement. On n'en est pas encore là. C'est ce qui explique, au bout du compte, un climat insaisissable fait d'aigreurs accumulées, sur fond de ressentiment à l'égard de ce qui vient d'en haut, du pouvoir parisien, de ceux qui gouvernent l'Etat.
Le premier point mis en exergue par les préfets porte sur le monde rural. Celui-ci "s'organise pour revendiquer une spécificité de traitement dans les réformes en cours". A quelques mois des municipales, il n'y a rien là de secondaire.
Si le redécoupage cantonal "ne suscite guère de réactions dans l'opinion, il fait parfois l'objet de débats enflammés dans les exécutifs locaux". Plus que "des accusations partisanes", les préfets notent ainsi "les inquiétudes sur les conséquences d'un tel redécoupage sur le maillage territorial des services publics et l'éligibilité à certaines subventions ou projets d'équipements".
Le deuxième point abordé par les préfets a davantage fait les gros titres des médias. "Inquiets du discours antifiscal qui pourrait favoriser les extrêmes, écrivent-ils, les élus considèrent que les limites du consentement à l'impôt sont atteintes."
Là encore tout converge : "Dans les esprits où domine la hantise du chômage et de la baisse du pouvoir d'achat, la hausse de la fiscalité devient un élément anxiogène de plus. À preuve, " l'afflux record dans certains centres de finances publiques de contribuables à la recherche d'informations ".
Dans ce contexte, "les élus confient avoir constaté la radicalisation des propos de leurs administrés qui fustigent 'une hausse insupportable d'impôts qui financent un système trop généreux'." Et les préfets de conclure : "La menace de désobéissance fiscale est clairement brandie."
Le troisième point abordé par les casquettes de la République porte sur "l'évolution des modes de délinquance". "Médiatisation croissante des faits divers par les médias locaux [...] dans des régions qui s'en croyaient indemnes" ; "cambriolages, délinquance de proximité, incivilités" : la formule choisie pour résumer le sentiment des Français se passe de commentaire.
Enfin, sur un mode un peu plus positif au regard des mesures prises récemment par le gouvernement avec notamment la baisse de la TVA sur la rénovation de logements, les préfets soulignent "la situation de détresse" qui est aujourd'hui celle des professionnels du bâtiment.
Loin du discours convenu sur les bienfaits supposés du statut d'auto-entrepreneur, ils rappellent ainsi que "dans certains départements, près de 70% des créations d'entreprises artisanales" relèvent de ce dit statut. Ce qui, ajouté à "la concurrence d'entreprises étrangères qualifiée de low cost", entretient un discours récurrent sur la "concurrence déloyale".
Faut-il dès lors s'étonner que le Front national monte dans les sondages ? Sentiment d'abandon des zones rurales, ras-le-bol fiscal, augmentation de la petite délinquance, détresse du monde artisanal : on retrouve là tous les ingrédients qui, mis bout à bout, nourrissent le programme lepéniste dans ce qu'il a de plus tristement classique.
"Si ça prend, disait François Hollande en privé, toutes les catégories qui grognent oublieront leurs antagonismes pour se retrouver derrière la première manif venue." Le danger n'est plus là. La réforme des retraites, bouclée fin août avec un sens achevé de l'équilibre hollandais, a étouffé dans l'oeuf le mouvement social.
Sur le front de l'emploi qui s'améliore doucement, les plans sociaux qui tombent provoquent plus de ressentiments que de mobilisations. De même qu'il existe des grèves perlées, on voit s'installer une colère diffuse qui entretient dans le pays ce curieux climat où l'insatisfaction domine sans que jamais elle ne s'exprime de manière unifiée dans la rue.
Aujourd'hui, on en est là. Les sondages le disent. Les préfets le confirment. Les plus expérimentés des élus de gauche confient, la peur au ventre, que cette situation leur rappelle celle qui prédominait avant leur déroute des législatives de 1993. "Les gens se taisent. Bien sûr, sur les marchés, nos sympathisants viennent râler. Mais tous les autres ont le visage fermé, témoigne un député d'Ile-de-France. Ils se contentent d'un 'C'est dur, hein !' dont on sent bien qu'il veut dire 'Ne comptez plus sur notre bulletin de vote'. "
L'abstention, voilà l'ennemi. Celui qui fait trembler les candidats de l'actuelle majorité, à l'approche des municipales. Avec, en toile de fond, une attention croissante au discours lepéniste, perçu comme la dernière manifestation possible de ce refus du "système" qui fait désormais florès.
Dans ce climat délétère, tout est désormais fléché pour que la colère qui monte se porte sur le seul terrain électoral. Quand Jean-François Copé répète à tout-va que la seule manière de "sanctionner le pouvoir" est de favoriser une "vague bleue" aux prochaines municipales, mesure-t-il qu'il ne se trompe sur rien, sauf sur la couleur exacte d'un vote qui s'annonce essentiellement "bleu Marine" ?