En 1979, dans le cadre de son cours hebdomadaire au Collège de France, Michel Foucault consacre trois séances à la théorie néolibérale. Il y analyse des auteurs peu connus en France: les économistes allemands de l'après-guerre, l'Autrichien Friedrich Hayek ou encore l'ultralibéral américain Gary Becker, futur prix Nobel d'économie.
Avec un sens stupéfiant de l'anticipation, il dévoile le véritable projet de ce courant de pensée: officiellement, le néolibéralisme prétend «libérer» les individus et leur permettre d'agir à leur guise; en réalité, explique le philosophe, il s'agit d'imposer une façon de vivre entièrement guidée par l'intérêt et le calcul économique. Le marché n'est pas un mécanisme naturel, mais un dispositif, une «discipline», une «technique de gouvernement», comme la prison ou l'hôpital psychiatrique. Le néolibéralisme fabrique Homo economicus de la même manière que la clinique fabrique le fou.
A l'époque, la question n'intéresse guère. Thatcher n'est pas encore au pouvoir, et personne n'imagine la déferlante néolibérale qui va s'abattre sur la planète. Foucault passe à un autre sujet, et, lorsqu'il meurt, en 1984, cet aspect de son travail tombe dans l'oubli. En 2004, le cours de 1979 devient un livre, sous le titre «Naissance de la biopolitique», ce qui ne facilite pas sa diffusion dans le milieu des économistes.
Il faut attendre 2009 et l'ouvrage de deux philosophes, Pierre Dardot et Christian Laval, pour que s'impose l'idée que Foucault fut aussi un génial analyste de l'économie libérale. Dans «la Nouvelle Raison du monde», les deux auteurs appliquent son intuition à la crise financière: ce qui nous est présenté comme un chaos incontrôlé procède en réalité d'une rationalité délibérée, d'un «système disciplinaire mondial». Détail significatif: parmi les intellectuels marqués par la lecture du Dardot-Laval, on trouve Aquilino Morelle, le conseiller politique de l'Elysée et rédacteur du fameux discours du candidat Hollande au Bourget sur la finance...
Des grands théoriciens des années 1970, Foucault est désormais le plus influent, loin devant Lacan, Derrida, Deleuze ou Bourdieu. Et son rayonnement dépasse le champ de la philosophie. «Biopolitique», «contrôle», «dispositif», «normes» ou «souci de soi», «gouvernementalité» sont des concepts foucaldiens utilisés couramment en histoire, en sociologie, en économie, en géographie... «Le siècle sera deleuzien», avait gentiment écrit Foucault à propos de son ami (et rival); il semble que le siècle soit surtout foucaldien.
A travers ces cours, Foucault offre des outils uniques pour aborder les grandes questions politiques de notre époque: qu'est-ce que le pouvoir? De quoi est-il capable? Que puis-je faire face à lui? La clé de voûte de sa pensée, c'est le concept de biopolitique. Par ce néologisme, le philosophe désigne le fait que, depuis le XVIIe siècle, le principal pouvoir de l'Etat souverain sur ses sujets n'est plus de les mettre à mort (comme à l'époque féodale), mais de les faire vivre.
On peut apprécier Foucault sans être hostile au libéralisme. Tel est le cas de son ancien assistant, François Ewald, et du sociologue Geoffroy de Lagasnerie, qui voit dans «Naissance de la biopolitique» une sorte d'éloge de la pensée néolibérale. Du reste, c'est la troisime explication: Foucault critique, mais ne tombe jamais dans la simple indignation. Il ne diabolise pas le pouvoir, ne le réduit pas à la seule domination. Pour lui, gouverner est une relation à deux, et si nos façons de vivre, nos conduites sont fixées par le pouvoir, elles sont pourtant nécessaires car elles font de nous des sujets actifs. Par exemple, avec la carte d'identité, l'Etat me contrôle, mais il me permet aussi de voyager. Dès lors, la contestation passe surtout par des «micro-résistances», qui ne cherchent pas à abattre les normes, mais à les rendre plus vivables.
A la fin de sa vie, Foucault explore de nouveaux thèmes (le «souci de soi», la «vraie vie», le «courage de la vérité»), se passionne pour Tertullien, Cassien, saint Jean Chrysostome, le christianisme primitif, les techniques de la confession et de l'aveu, les exercices spirituels issus du concile de Trente...Et se rapproche du philosophe Pierre Hadot, le grand inspirateur du renouveau de la philosophie comme manière de vivre. Il popularise son oeuvre, le fait élire au Collège de France. Quand on sait que Pierre Hadot eut notamment pour disciples Luc Ferry et Michel Onfray, on voit que l'impact de Foucault sur le champ intellectuel français peut atteindre des dimensions insoupçonnées.