La réforme engagée vise, dans son intitulé, à "moderniser" les institutions de la Ve République. Que modernise-t-elle et pourquoi moderniser ?
Edouard Balladur : Ce projet modernise parce qu'il rééquilibre les pouvoirs. Au fil des ans, avec son élection au suffrage universel jointe à la pratique du scrutin législatif majoritaire, le président de la République a été doté de pouvoirs plus importants encore que ne le prévoit le texte de la Constitution. Le Parlement s'en est trouvé affaibli et notre Constitution n'a pas pu évoluer pour mieux reconnaître les droits des citoyens. L'équilibre est une notion fondamentale dans toute démocratie ; il est très insuffisant en France depuis cinquante ans.
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Robert Badinter : Il est vrai que la surpuissance du président de la République est la marque de notre système institutionnel, plus encore depuis l'instauration du quinquennat. Aucun mot ne définit mieux la Ve République que celui de monocratie, c'est-à-dire le pouvoir d'un seul, certes élu par le peuple, mais qui, ensuite, décide de tout. Le rééquilibrage des institutions est donc un impératif démocratique.
La réforme l'assure-t-elle ?
R. B. : La réponse est non. C'est, encore une fois, une espérance déçue. Les propositions formulées à l'origine par le comité présidé par M. Balladur offraient un cadre de réflexion prometteur. Mais ensuite, tout a été raboté par le gouvernement comme par l'Assemblée. C'est dommage !
E. B. : On ne peut pas dire que, sauf sur quelques points, il y ait une réduction des pouvoirs du président. En revanche, le Parlement peut exister de manière plus autonome à l'égard du gouvernement et le citoyen mieux défendre ses droits face à la loi. Sur ces deux points, le rééquilibrage est évident et important. Sinon, on ne comprendrait pas que certains redoutent qu'un coup trop rude ne soit porté aux institutions de la Ve République. A mon avis, ce n'est pas le cas : les institutions ne sont pas affaiblies, mais au contraire consolidées parce que rééquilibrées.
LE PRÉSIDENT
La première innovation est le droit d'expression du président de la République devant le Parlement réuni en Congrès. S'agit-il d'un gadget ou d'un renforcement de son emprise ?
R. B. : Cela m'est apparu au départ comme un caprice médiatique inspiré par l'exemple américain. Mais c'est en réalité une mesure politique. Quand le président de la République viendra à Versailles devant le Congrès, il exposera son programme et fixera leur feuille de route aux parlementaires pour l'année à venir. Par conséquent, la relation privilégiée entre le premier ministre et sa majorité disparaîtra puisque celui qui dictera le programme sera le président. Physiquement, il apparaîtra au Parlement comme le chef de la majorité. La monocratie en sortira encore renforcée, surtout si l'on songe au président actuel.
E. B. : Mais cette disposition ne change pas grand-chose au système actuel. Je voudrais que vous me citiez, hors période de cohabitation, un seul président qui ne se soit pas comporté comme le chef du gouvernement. Je me souviens que le général de Gaulle était hostile au fait que l'on qualifie le premier ministre de chef du gouvernement. Evidemment, les formes comptent et la venue du président devant le Congrès mettra le projecteur sur quelque chose qui existait déjà mais n'était pas sur la place publique. Ce qui était implicite devient explicite. En ce sens-là, cela revêt une certaine importance. Mais ce n'est pas fondamental. Vous noterez d'ailleurs que la Constitution ne dit pas que le premier ministre "définit et conduit la politique de la nation", mais le gouvernement ; et le gouvernement n'exclut pas le chef de l'Etat, puisqu'il préside le conseil des ministres.
La limitation à deux mandats présidentiels consécutifs est-elle un carcan inutile ?
R. B. : Je ne vois pas l'utilité de cette mesure. Dans des circonstances historiques extraordinaires, pourquoi se priver d'un très bon président de la République s'il arrive au terme de dix ans de mandat ? Hors cette hypothèse, je doute qu'un président, quel qu'il soit, puisse être élu trois fois dans un pays comme le nôtre.
E. B. : Vous connaissez la justification : quand on se préoccupe trop de durer, on se préoccupe moins d'agir. Je crois, de façon un peu différente, que dans une démocratie, dix ans de pouvoir, c'est le maximum avant l'usure.
En matière de politique de défense, la réforme ne place-t-elle pas le président sous contrôle du Parlement, en rupture avec la tradition gaulliste ?
E. B. : La disposition proposée l'oblige à informer le Parlement chaque fois qu'il envoie des troupes à l'étranger et de demander une autorisation au bout de quatre mois. Il y a donc un véritable encadrement des pouvoirs du président en matière militaire.
R. B. : Je serai plus nuancé. Il est bon que le maintien d'une opération où les forces françaises sont engagées fasse l'objet d'un débat au Parlement. C'est le minimum d'information qu'on doit à la représentation nationale. Cela changera-t-il vraiment quelque chose à la mise en oeuvre de ces forces ? Je ne pense pas. De surcroît rien n'est prévu pour le renouvellement de l'autorisation si les opérations se poursuivent.
Enfin, le pouvoir de nomination présidentiel est-il réellement partagé ou s'agit-il d'un trompe-l'oeil ?
E. B. : Le président ne pourrait procéder à une nomination lorsque la réunion des deux commissions permanentes compétentes de chaque Assemblée émettrait un avis négatif à la majorité des trois-cinquièmes des suffrages exprimés. Aura-t-on fréquemment cet avis négatif des trois-cinquièmes ? Tout dépendra à la fois de la fonction dont il s'agira et de la force politique du président à ce moment-là. Ce sera sans doute rarissime, mais c'est tout de même une novation par rapport au système actuel, discrétionnaire.
R. B. : Il y a une avancée : c'est qu'on en débatte. Pour le reste, je suis plus sévère que vous, parce qu'on a assisté à un tour de passe-passe choquant. Dans le rapport du comité Balladur, c'était un avis donné à la majorité par une commission de parlementaires. C'est devenu tout à fait autre chose. Dans le système adopté de vote négatif aux trois-cinquièmes, la décision est entièrement dans les mains de la majorité parlementaire : par définition, l'opposition ne peut atteindre les trois-cinquièmes des suffrages ; quant à la majorité, il est très peu vraisemblable qu'elle s'oppose au président et le désavoue puisqu'il est également le chef de cette majorité. Ce veto est donc un leurre, c'est un escamotage de ce que l'on prétendait assurer, c'est-à-dire l'impartialité pour les grandes nominations. J'aurais été favorable à un dispositif reposant sur le consensus, c'est-à-dire sur un vote positif et non pas négatif, des trois-cinquièmes.
E. B. : Pourquoi écarter l'hypothèse qu'une partie de la majorité rejoigne l'opposition et que cela représente les trois-cinquièmes des voix ?
R. B. : Mais non ! La vie parlementaire n'est pas irénique, on ne s'y fait pas de cadeaux.
Edouard Balladur, regrettez-vous ce changement de procédure ?
E. B. : J'étais favorable au principe de l'avis parlementaire à la majorité simple, car même si ce n'était qu'un avis, il devenait très difficile pour le président de nommer quelqu'un qui, au vu et au su de tout le monde, n'aurait pas été accepté par les commissions parlementaires. C'était suffisant, me semble-t-il.
LE PARLEMENT
Etes-vous d'accord sur le fait que le Parlement aura, grâce à cette réforme, les moyens de sortir de la sujétion où il est placé depuis cinquante ans ? Le partage de l'ordre du jour, notamment, le met sur un pied d'égalité avec le gouvernement...
E. B. : La rédaction du projet, tel qu'il est soumis au Sénat, est elliptique. Prenons une séquence de quatre semaines. Sur ces quatre semaines, deux seront toujours à la disposition du gouvernement et les deux autres seront, en principe, à la disposition du Parlement, l'une pour faire son travail législatif, l'autre pour exercer sa mission de contrôle. Mais le gouvernement pourra prendre sur l'ordre du jour des deux "semaines parlementaires" : en période budgétaire, il pourra imposer l'examen de la loi de finances ou de la loi de financement social ; hors période budgétaire, il pourra imposer la discussion des textes en navette depuis plus de six semaines. Les deux semaines du gouvernement sont intangibles et les deux semaines du Parlement ne le sont pas.
Ce qui m'a surpris, ce sont les réactions des parlementaires qui craignent que le gouvernement ne soit paralysé par cette réforme. Trois remarques. D'une part, je ne me doutais pas que les parlementaires français étaient les seuls au monde à se plaindre qu'on leur donne davantage de pouvoirs. D'autre part, chacun se plaint que la législation soit trop abondante et compliquée : eh bien, on en fera moins ! Enfin, le gouvernement et sa majorité travaillent, en principe, la main dans la main. Rien n'empêche le gouvernement de céder une part de son ordre du jour à sa majorité, ou l'inverse. Cette réforme renforce de façon très importante les pouvoirs parlementaires. Mais certains s'appuient là-dessus pour redouter qu'on ne paralyse à l'excès l'exécutif, ce qui prouve combien est forte l'imprégnation des habitudes prises depuis cinquante ans.
R. B. : Tout cela serait bien si nous ne vivions pas dans le régime monocratique que j'évoquais, dans lequel le président est également le chef de la majorité. Que signifie ce dispositif, du point de vue de l'opposition ? Tout simplement, que l'ordre du jour sera fixé par le gouvernement pendant deux semaines et qu'ensuite ce sera le président du groupe majoritaire qui fixera la suite de l'ordre du jour. Quant à l'opposition, elle pourra fixer l'ordre du jour un jour par mois. C'est ce qu'on appelle le rééquilibrage démocratique ! Quand on nous dit que c'est un grand progrès, je souris...
E. B. : C'est huit fois plus qu'actuellement, avec le système des "niches".
Est-ce que cette porte ouverte ne redonnera pas progressivement au Parlement le goût de prendre ses responsabilités ?
R. B. : Pour prendre des responsabilités, il faut en avoir le pouvoir. Or dans cette réforme, les droits accordés à l'opposition sont un pourboire.
E. B. : Peut-être faut-il préciser davantage les droits de l'opposition. Mais regardez ce qui s'est passé pour les questions d'actualité : on a admis le principe qu'on ne tenait pas compte des effectifs réels des groupes pour avoir une répartition équitable du temps de parole. On peut arriver à un résultat comparable lors de la fixation de l'ordre du jour d'initiative parlementaire par la conférence des présidents de chaque assemblée. Si la réforme conduit à multiplier par huit les "niches" parlementaires de l'opposition, ce ne serait pas rien !
En revanche, un point ne semble pas faire de controverse : c'est l'examen des projets de loi à partir du texte de la commission et non plus du texte du gouvernement...
R. B. : Sans doute. Mais je note que, au Sénat, on ne confie jamais à un membre de l'opposition ni une présidence de commission ni le rapport de la commission sur un projet de loi important. Dès lors qu'on parle de rééquilibrage, pourquoi ne confie-t-on pas à l'opposition la présidence d'au moins deux commissions ? Enfin, le texte issu des commissions est, en réalité, celui de sa majorité. Cela ne fait donc pas une différence majeure avec celui du gouvernement.
E. B. : Détrompez-vous ! Le texte de la majorité peut être sensiblement différent de celui du gouvernement : la preuve, le projet de révision dont nous sommes en train de parler.
Qu'en est-il enfin de la limitation de l'usage de l'article 49-3 de la Constitution, qui permet au gouvernement de faire adopter un texte sans vote ?
E. B. : Si le système qui est proposé aujourd'hui avait été en vigueur depuis l'origine, il y aurait eu un maximum de trois 49-3 par an, soit un total de cent cinquante 49-3 en cinquante ans. Il y en a eu quatre-vingt-deux, c'est-à-dire deux fois moins. Ainsi, globalement, et en moyenne, la réforme ne rend pas plus difficile le recours au 49-3. En revanche, c'est une vraie contrainte pour les gouvernements, de droite ou de gauche, qui seraient tentés d'en abuser, comme cela s'est produit à quelques reprises.
R. B. : Votre conclusion est impitoyable : on garde le 49-3 sous couleur de le supprimer ! Le comité Balladur l'avait purement et simplement supprimé, hors le budget et la loi de financement de la Sécurité sociale. C'était bien. Surtout quand, dans le même temps, on garde le vote bloqué de l'article 44.
Le "droit au retour" au Parlement des ministres qui quittent le gouvernement est vécu par certains comme une résurgence inquiétante de la IVe République. Qu'en pensez-vous ?
E. B. : Va-t-on inciter à quitter le gouvernement des ministres qui ne prendraient pas de risques, puisqu'ils retrouveraient tout de suite leur siège de parlementaire ? C'est peu probable, tant sont fortes les habitudes prises : le président élu au suffrage universel a une autorité et des pouvoirs sans commune mesure avec ceux de ses homologues des Républiques précédentes ; et les deux forces politiques qui alternent au pouvoir sont assez homogènes. Je ne crois pas que nous soyons guettés par l'anarchie. Mais de manière corrélative, ne faudrait-il pas demander aux ministres de ne pas exercer de fonctions exécutives locales, dans une ville, un département ou une région ? La question se pose.
R. B. : Cette disposition sera plus confortable pour le ministre concerné, et évitera de lui donner tel ou tel apanage pour le consoler... En revanche, comme M. Balladur, je suis un adversaire résolu du cumul des mandats. Qu'un ministre puisse être en même temps président d'un conseil régional ou général, ou maire d'une grande ville, est une mauvaise chose pour le gouvernement, auquel il devrait consacrer tout son temps.
Il reste que le cumul des mandats des membres du gouvernement comme des parlementaires va, une nouvelle fois, passer au travers de cette réforme, alors que c'est une des faiblesses fondamentales de notre système politique...
E. B. : Disons que c'est une manifestation de plus de l'exception française !
R. B. : Je ne partage pas votre bienveillance. Il faut qu'on se libère de cette exception.
LE CITOYEN
Le contrôle de constitutionnalité à l'initiative des citoyens semble faire l'unanimité ? En êtes-vous d'accord ?
E. B. : En réalité, les discussions ont été longues au sein du comité comme au sein du gouvernement. Les réticences étaient issues de la tradition jacobine sur la primauté de la loi et de la crainte, à mes yeux chimérique, d'un gouvernement des juges. C'était une des mesures les plus importantes que nous proposions. D'autant qu'on est en plein paradoxe : on admet qu'un juge puisse ne pas appliquer une loi parce qu'elle est contraire à une convention internationale, mais il ne peut pas faire de même pour une loi contraire à la Constitution. La convention internationale a-t-elle une valeur supérieure à la Constitution ?
R. B. : Je suis évidemment favorable à cette exception d'inconstitutionnalité, puisque j'en ai été l'initiateur il y a une vingtaine d'années. On ne doit pas mettre en oeuvre une loi contraire aux droits fondamentaux des citoyens dans une démocratie. C'est une exigence première. Cette réforme est donc un progrès. La question est de savoir si elle passera en l'état, notamment au Sénat, qui l'a refusée deux fois...
S'agissant du Conseil constitutionnel, je déposerai un amendement pour que disparaisse, pour l'avenir, cette autre exception française : la présence à vie des anciens présidents de la République au Conseil constitutionnel. Cette disposition, née de circonstances particulières, n'existe dans aucune juridiction constitutionnelle. Avec le quinquennat et l'heureuse prolongation de la vie, nous finirons par avoir une majorité d'anciens Présidents. Le Conseil constitutionnel ne saurait devenir une maison de retraite !
Le consensus est beaucoup moins évident pour le référendum d'initiative mi-parlementaire, mi-populaire que prévoit la réforme...
E. B. : C'est un système compliqué : il faut l'initiative de 20 % des parlementaires, représentant 10 % des électeurs. Cette procédure ne pourra pas être engagée contre une loi votée depuis moins d'un an ou durant l'année précédant une élection présidentielle. On verra à l'usage le résultat. C'est ce qu'on appelle, je crois, la démocratie participative !
R. B. : Je suis opposé à tout ce qui est référendum national d'initiative populaire, même si, dans la réforme proposée, il y a un filtre parlementaire. Autant je suis favorable aux référendums locaux, municipaux, départementaux, voire régionaux, capables d'éclairer les élus sur des projets locaux, autant les référendums populaires nationaux me paraissent le terrain d'élection de la pire démagogie. Car on oublie fréquemment la campagne préliminaire pour recueillir les millions de signatures nécessaires à une telle entreprise. Ces campagnes, on le voit bien dans les exemples étrangers, se font souvent sur des thèmes populistes, voire xénophobes, qui énervent littéralement la démocratie.
E. B. : Je ne veux pas trahir de secret, mais cette proposition a été faite par certains membres du comité que je présidais. Il s'y est rallié, le gouvernement l'a supprimée, elle a été rétablie à la demande du groupe socialiste de l'Assemblée. C'est donc une concession faite par la majorité à l'opposition... Mais tout cela n'enlève aucune valeur à votre argumentation. L'on peut, par exemple, se demander où l'on en arriverait sur un sujet comme la peine de mort...
R. B. : On a constitutionnalisé l'abolition de la peine de mort, et elle est aussi garantie par des conventions internationales. Mais au premier crime atroce, à la faveur de l'émotion du public, les démagogues lanceront une campagne pour réclamer l'instauration générale d'une peine de sûreté perpétuelle, même si une telle position serait ensuite censurée par le Conseil constitutionnel. Et en matière sociale, on pétitionnera pour la préférence nationale en matière de prestations sociales, ou pour réserver aux Français le RMI, ou supprimer le regroupement familial. C'est ouvrir la voie à toutes les démagogies, particulièrement d'extrême droite.
Qu'en est-il du "défenseur des libertés" institué par cette réforme ?
E. B. : L'objectif est d'instituer une autorité regroupant les attributions aujourd'hui éparses de plusieurs organismes chargés de protéger les libertés, afin de mieux défendre ces dernières. Elle aura les pouvoirs des institutions qu'elle absorbera. Cela peut être un rôle utile.
R. B. : Je ne vois pas l'avantage d'une telle institution, aux compétences étonnamment floues. Nous avons le médiateur de la République. Il a fait ses preuves. Il est temps qu'il entre dans la Constitution, et que les citoyens puissent le saisir directement. Là-dessus, tout le monde est d'accord. Mais, avec ce nouveau "défenseur des droits des citoyens", on va construire un monstre bureaucratique qui engendrera confusion et inefficacité. Quelles seront les institutions fusionnées sous son autorité ? A coup sûr, le médiateur. Mais aussi le contrôleur des prisons, que l'on vient enfin de créer ? La CNDS, dont la disparition serait regrettable ? La défenseure des enfants ? La Halde, mise en place il y a à peine trois ans ? Ou même la CNIL ? Je rappellerai volontiers l'excellente formule de M. Balladur devant la commission des lois du Sénat : "La liberté ne gagne rien à n'avoir qu'un seul défenseur"...
Les dispositions qui réorganisent le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) provoquent un tollé dans les milieux judiciaires. Est-ce un réflexe corporatiste ou une réaction légitime ?
E. B. : Notre objectif était triple : émanciper le CSM de la tutelle du pouvoir politique ; lutter contre le corporatisme ; permettre aux justiciables de le saisir pour faire valoir leurs droits s'ils les estiment méconnus au cours de la procédure.
A cette fin, le CSM ne serait plus présidé ni par le président de la République ni par le garde des sceaux ; la majorité en serait composée de personnes non issues de la magistrature et désignées par les corps ou professions auxquels elles appartiennent ; enfin la loi organique préciserait la procédure permettant aux justiciables de saisir le CSM.
R. B. : Saluons l'initiative du président Sarkozy. Il ne présidera plus le CSM. Heureuse rupture ! Il entraîne avec lui le ministre de la justice, qui n'a pas sa place au sein du CSM, même comme observateur. S'agissant d'un organe qui contribue à assurer l'indépendance de l'autorité judiciaire, il faut éviter deux écueils : le Scylla du corporatisme et le Charybde de la politisation.
Réponse : la parité. Magistrats et personnalités extérieures doivent être en nombre égal dans chacune des sections du CSM compétentes pour le siège ou le parquet. Nous sommes loin du compte dans le projet voté à l'Assemblée ! Les personnalités extérieures sont en majorité, sauf évidemment en matière de sanctions disciplinaires. Quelle pesanteur de la tradition politique française ! La même inspiration se retrouve dans les procédures de nomination. Les magistrats du siège doivent être totalement indépendants du pouvoir politique : c'est une garantie indispensable d'impartialité pour les justiciables. Les juges devraient donc être nommés à tous les niveaux directement par le CSM. La solution retenue par le projet est boiteuse, comme si le pouvoir politique ne pouvait se déprendre de la tentation de peser sur la carrière des juges.
Quant aux membres du parquet, leur condition est complexe. Les procureurs, voués à mettre en oeuvre la politique pénale du gouvernement, doivent être nommés avec l'avis conforme du CSM. Les autres membres du parquet, corps hiérarchisés, doivent être nommés directement par le CSM. Au regard de ces principes simples, le projet voté est loin du compte. Je comprends la déception et l'inquiétude du corps judiciaire.
LE CONGRÈS
Sur quels points ce texte peut-il, ou doit-il, être amendé pour espérer être adopté par le Congrès en juillet, comme prévu ?
E. B. : Quelques problèmes se posent encore, mais qui ne sont pas du domaine constitutionnel. Tout d'abord la prise en compte du temps de parole du président de la République à la radio et à la télévision. Actuellement, le Conseil supérieur de l'audiovisuel applique ce qu'on appelle la règle des trois tiers : un tiers pour les interventions du gouvernement, un tiers pour la majorité, un tiers pour l'opposition. Le temps de parole présidentiel n'est pas comptabilisé, et l'opposition demande qu'il soit imputé sur celui du gouvernement. Ce que le CSA refuse, compte tenu de la nature de la fonction présidentielle. Une formule permettrait de surmonter l'obstacle : garder la règle des trois tiers, mais ajouter que, lorsque le président s'exprime, l'opposition comme la majorité disposent en quelque sorte d'un droit de réponse. Il faut y réfléchir.
L'autre problème est celui du régime électoral, notamment pour le Sénat. Je suis favorable, et nous l'avions préconisé dans le comité, à ce que la loi électorale tienne mieux compte de la réalité de la population des collectivités locales représentées. Mais le problème ne peut être réglé maintenant, dans la précipitation. Le mieux serait que les groupes du Sénat y réfléchissent et commencent à en discuter entre eux.
R. B. : La question de la loi électorale est essentielle si l'on entend réellement renforcer la démocratie. La réforme passe évidemment par l'instauration d'une dose de proportionnelle aux législatives. Le tout est de déterminer à quel niveau on met le curseur. Elle passe également par la reconnaissance, pour les élections locales, du droit de vote pour les étrangers établis régulièrement en France depuis cinq ans au moins. C'est une condition élémentaire de leur intégration. Ils payent les impôts locaux, ils doivent donc participer à la vie démocratique locale.
Mais le problème le plus aigu est celui du Sénat, dont le mode de scrutin archaïque est un défi à la démocratie. En effet, la Constitution fait du Sénat le représentant des collectivités territoriales. Or que voit-on ? Dans la quasi-totalité des régions et dans la majorité des départements et des villes les électeurs votent à gauche, tandis que le Sénat, qui est censé les représenter, est ancré à droite. Nous demandons simplement que le jeu de l'alternance puisse fonctionner au Sénat comme dans toute assemblée démocratique. La réponse de la majorité sénatoriale est de nous opposer la question préalable, c'est-à-dire de nous signifier qu'il n'y a pas lieu d'en débattre maintenant. Cette situation est d'autant plus choquante que le Sénat n'a pas seulement le pouvoir de contribuer à faire la loi ; il a aussi celui de bloquer toute révision constitutionnelle. Cela a été le cas pour le président Mitterrand lorsqu'il disposait d'une majorité de gauche à l'Assemblée nationale. Cela ne peut plus durer.
E. B. : Votre démonstration aurait pu être faite, par d'autres, exactement dans les mêmes termes dans les années 1970 : à cette époque, le parti gaulliste était largement majoritaire à l'Assemblée, mais n'était pas, et de loin, le groupe le plus nombreux au Sénat, car il était loin d'être aussi fort dans les élections locales. C'est la spécificité de cette chambre qu'un long délai soit nécessaire pour que le résultat des élections locales se traduise dans sa composition.
Pensez-vous que cette réforme obtiendra les suffrages des trois cinquièmes des parlementaires nécessaires à son adoption par le Congrès ?
E. B. : On ne peut répondre à cette question avant que le débat parlementaire soit terminé. Il y aura des navettes entre les deux Assemblées, la discussion continue. Je demeure confiant.
R. B. : A mes yeux, cela se jouera à peu de voix.
Propos recueillis par Gérard Courtois
Article paru dans l'édition du 12.06.08