La "bulle" des services à la personne éclate, par Florence Jany-Catrice
LE MONDE | 08.07.09 | Point de vue
Un vent d'enthousiasme officiel a soufflé sur les services à la personne et a produit une bulle de spéculation intellectuelle semblable à celle de la nouvelle économie des années 2000. Comme dans ce dernier cas, un mythe, savamment entretenu par les politiques et suivi de près par les médias, est en train de retomber comme un soufflé.
Sur quoi reposait ce mythe ? Sur le fait qu'il s'agissait d'un secteur magique qui aurait pu permettre, moyennant une banalisation rapide de la consommation de ces services rendus au domicile des ménages, à la fois la création massive d'emplois (politique économique), la prise en charge de l'aide à la dépendance (politique sociale) et la production de bien-être individuel (par des services de confort). Jean-Louis Borloo annonçait 500 000 emplois ajoutés en cinq ans.
L'économiste Michèle Debonneuil évoquait dans ses travaux précurseurs jusqu'à 2 millions d'emplois créés. Face à ce mythe entretenu par les campagnes régulières de l'Agence nationale des services à la personne (ANSP), les voix discordantes peinaient à se faire entendre.
Et pourtant des questions ont émergé après la mise en place du plan Borloo de 2005. D'abord, contrairement aux annonces, ce secteur n'a pas créé les emplois escomptés : plus 4 000 en moyenne par an en équivalent temps plein par rapport aux créations des années antérieures à la loi (Institut pour le développement de l'information économique et sociale - Idies -, note de travail n° 6, juillet). Le rythme de croissance de l'emploi a donc été comparable à celui des années antérieures.
Ensuite, pour dynamiser les créations d'emploi de ce nouvel ensemble, des ingrédients libéraux classiques ont été mis en place : mise en concurrence tous azimuts, marchandisation de services rendus auparavant sur une base non lucrative ou publique, subventionnement de la demande plutôt que de l'offre selon la rhétorique du "libre choix" du consommateur, et fragilisation structurelle de la relation salariale, par le développement du recours à l'emploi de gré à gré favorisé par le chèque emploi-service universel (CESU).
SOCIÉTÉ DES SERVITEURS
La qualité des emplois créés n'est jamais interrogée ni celle du travail, parce que l'objectif prioritaire est la création d'emplois à tout prix, dans un contexte de workfare généralisé (c'est-à-dire un système par lequel l'assistance collective n'est proposée qu'avec la contrepartie d'engagements individuels, en particulier de trouver un emploi). Cette (re) mise au travail consiste souvent, dans le cas des services à la personne, à mettre (par des aides publiques très coûteuses) des salariés au service du confort de ménages aisés (ménage, hommes toutes mains, jardinier, etc.).
Cette mutation remet ainsi à l'honneur la société de serviteurs décrite en son temps par André Gorz. La défiscalisation partielle du coût de ces services profite en effet pour l'essentiel aux 10 % de ménages les plus aisés. Enfin, le revenu de solidarité active (RSA) est venu compléter ces dispositifs d'encouragement à la création de "sous-emplois" à temps très partiel. Dans les services à la personne, l'horaire hebdomadaire moyen est d'environ dix heures de travail ! Et les trois quarts des emplois comptabilisés par l'ANSP dans ce champ sont des emplois représentant moins d'un mi-temps.
Au-delà de leur capacité à fournir des emplois décents, le développement de ces activités est au coeur d'enjeux de société et de droits fondamentaux : droit des personnes âgées à vivre dignement leur vieillesse, droit des jeunes parents en termes de garde d'enfants, droits des personnes handicapés, etc.
Voulons-nous, pour cela, des services marchands ou non marchands ? Des services publics ou privés ? Des services d'utilité individuelle ou d'utilité collective ? Des services domestiques pour les plus riches ou des services sociaux universels ? Des emplois décents ou du "précariat" féminin subventionné ? Il est urgent d'en délibérer collectivement. L'explosion de la bulle des services à la personne peut en être l'occasion. Qui la saisira parmi les politiques ?