Depuis 2002, les chefs d'Etat ou de gouvernement ont adopté, au moins à quinze reprises, l'objectif de "réduire fortement le rythme actuel de perte de la biodiversité d'ici à 2010". Ils ont aussi réaffirmé une cinquantaine de fois – dont lors de trois G8 – leur soutien à cet objectif et la nécessité de prendre des mesures pour l'atteindre, selon le décompte établi par Jean-Patrick Le Duc, du Muséum national d'histoire naturelle.
Pour inaugurer l'Année internationale de la biodiversité, les responsables de la Convention sur la biodiversité biologique (CBD) des Nations unies, chargés aujourd'hui de faire le bilan, n'ont pas sorti les flonflons. Il n'y a, en effet, pas de quoi pavoiser. Aucun pays n'est au rendez-vous.
Le bulletin de santé de la biodiversité mondiale, qui sera officiellement dévoilé au mois de mai, à l'occasion de la publication des "Perspectives mondiales de la biodiversité", montre que les cinq pressions majeures exercées sur la diversité biologique "sont restées constantes, voire ont augmenté" par rapport au diagnostic établi en 2006.
Ces pressions sont le changement d'affectation des sols qui transforme les espaces naturels en surfaces agricoles ou en villes, la surexploitation des ressources, les pollutions, la progression des espèces invasives et le changement climatique.
PRUDENCE ET DOUTE
Irréaliste ! Huit ans après avoir décrété cette urgence mondiale, les gouvernements ont beau jeu de dénoncer un objectif perdu d'avance, faute d'avoir été défini avec précision et de disposer des bons outils pour faire un véritable état des lieux et mesurer le chemin parcouru. Du côté des scientifiques, le discours est très semblable.
En 2010, il est néanmoins question de se fixer un nouveau rendez-vous pour freiner le rythme d'extinction des espèces et la destruction des écosystèmes que les scientifiques jugent aussi menaçants pour l'avenir de l'humanité que le changement climatique. Les deux sont au demeurant étroitement liés.
2020 est l'année souvent évoquée. Il en sera débattu lors de l'Assemblée générale des Nations unies, à New York, en septembre, puis à la conférence des parties de la Convention sur la diversité biologique, en octobre, à Nagoya, au Japon.
Mais, au lendemain de l'échec de la conférence mondiale sur le climat à Copenhague (7-18 décembre), la prudence et le doute se sont immiscés dans les esprits. La directrice des biens publics mondiaux au ministère des affaires étrangères, Laurence Tubiana, s'interroge sur la stratégie : "Est-ce vraiment la bonne chose à faire ? Cela ne risque-t-il pas de décrédibiliser un peu plus le processus de gouvernance mondiale ?", demande-t-elle.
Les scientifiques continuent, eux, de se lamenter sur "cette maison qui brûle", pour reprendre la formule lancée par le président de la République, Jacques Chirac, à la tribune du Sommet de la Terre de Johannesburg, en 2002, tout en reconnaissant qu'ils n'ont pas réussi à convaincre de l'urgence d'agir.
"Par rapport au climat, nous avons vingt ans de retard dans la prise de conscience", constate Lucien Chabasson, de l'Institut du développement durable et des relations internationales. Pourtant, les experts de la biodiversité ont aussi commencé à tirer la sonnette d'alarme au début des années 1980. Mais, à la différence du climat, il n'existe pas un indicateur synthétique – la concentration de CO2 dans l'atmosphère – pour traduire l'aggravation de la situation.
"La biodiversité est un ensemble multiple, complexe, qui reste très inégalement connu et compris", reconnaît l'écologue Robert Barbault. "Notre connaissance est très fragmentaire, tant sur la distribution que sur l'évolution de la biodiversité", confirme Jon Hutton, directeur de la base de données sur la conservation des espèces du Programme des Nations unies pour l'environnement.
Question de vocabulaire aussi : ce mot, né en 1986 aux Etats-Unis dans un forum organisé par l'Académie nationale des sciences, reste, par exemple, incompris de deux tiers des Européens, selon une enquête récente de l'Agence européenne de l'environnement. Cela n'aide pas.
A ce jour, environ 1,7 million d'espèces ont été décrites, sur un total généralement évalué à 10 millions. Mais les estimations varient dans une fourchette de 2 à 100 millions. Si la recherche s'est concentrée sur les espèces auxquelles les hommes sont les plus sensibles – les oiseaux, les mammifères –, les invertébrés ont été très peu étudiés. Ils constituent pourtant l'essentiel des espèces restant à documenter.
Le baromètre mondial de la biodiversité que constitue la liste rouge des espèces menacées, établie chaque année par l'Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), reflète ce tropisme. Sur les 47 677 répertoriés, 20 % sont des mammifères, 0,06 % des insectes.
DERRIÈRE LES ESPÈCES, IL Y A DES ÉCOSYSTÈMES, DONT LES HOMMES DÉPENDENT
Face à cette montagne d'incertitudes, "pourquoi devons-nous être inquiets face à l'érosion de la biodiversité ?", s'interrogeait, en forme de provocation, Robert May, de l'université d'Oxford, dans une récente conférence à l'Académie des sciences. Pour lui, la réponse ne fait aucun doute : "Si les mammifères et les oiseaux sont représentatifs de l'ensemble de la diversité biologique, nous savons alors qu'au cours des cent dernières années les rythmes d'extinction sont 100 à 1000 fois supérieurs à ce que nous avons pu reconstituer sur l'évolution des 500 derniers millions d'années. Et c'est le genre de situation qui caractérise les cinq grandes crises d'extinction du passé."
Et, derrière les espèces, il y a des écosystèmes, dont les hommes dépendent bien plus qu'ils ne l'imaginent pour assurer leur quotidien. En 2005, le rapport sur "L'évaluation des écosystèmes pour le Millénaire", réalisé par plus de 1 400 scientifiques, avait conclu que 60 % des services rendus par la nature étaient dégradés.
L'économiste indien Pavan Sukhdev a été chargé par le PNUE de prolonger ce travail, en évaluant le coût économique que représente la perte de la biodiversité, mais aussi la richesse qu'elle assure. Le rapport final qu'il présentera à Nagoya est déjà considéré comme le pendant du rapport Stern sur l'économie du changement climatique.
Cette valorisation de la biodiversité permettra-t-elle aux gouvernements de passer de l'incantation à l'action ? C'est l'espoir que mettent les scientifiques dans ce gigantesque travail. Si l'objectif 2010 n'a pas été atteint, ce n'est pas faute de savoir ce qu'il aurait fallu faire. Beaucoup d'expériences et de connaissances ont été accumulées sur le terrain. Les solutions existent. Mais, pour être mises en œuvre, elles supposent une forte volonté politique, qui jusqu'alors a fait défaut.