En février 2008, la mise en place, à la demande du gouvernement français, de la Commission sur la mesure des performances économiques et du progrès social (CMPEPS), dite commission Stiglitz, a donné lieu à de nombreuses réactions. Au coeur du projet, une préoccupation partagée par tous les tenants d'un abandon de la religion de la croissance : comment déterminer les limites du produit intérieur brut (PIB) comme indicateur des performances économiques et du progrès social ? Parallèlement, des réseaux de la société civile créent, avec le même objectif, le Forum pour d'autres indicateurs de richesse (FAIR).
Il y a longtemps que la pertinence du PIB en tant qu'indicateur hégémonique est remise en question par les économistes. Est particulièrement visée, dans ce « supplément de richesse » annuel produit et évalué de façon marchande et monétaire - qui fait donc le bilan de la valeur ajoutée produite par une économie -, son incapacité à prendre en compte l'inestimable des vies humaines. Les économistes ont souligné les limites du PIB en ceci qu'il mesure la croissance sur une année sans pouvoir servir d'indicateur de richesse et encore moins de bien-être. Reste qu'en quarante ans de domination sans partage de la vulgate libérale, rien n'a vraiment changé : la mesure de la richesse nationale est toujours majoritairement centrée sur les différents niveaux de l'activité marchande, dans une optique de « création de valeur ajoutée » que les années de reconstruction d'après-guerre ont fortement contribué à figer. Les conditions sociales de production restent un sujet virtuel.
Les Nations unies ont, certes, popularisé d'autres indicateurs, comme l'indice de pauvreté humaine (IPH), ou l'indice de développement humain (IDH) mis au point, sous l'influence d'Amartya Sen, par le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD). L'IDH, comparé à l'évolution du PIB, permet de mettre en évidence que tous les pays qui créent de la « valeur » (au sens d'une accumulation de devises) n'ont pas la même aptitude à la transformer en développements humains concrets - en termes d'éducation et de santé, par exemple. Le Genuine Progress Indicator (GPI), ou indice de progrès véritable, ajoute quant à lui aux critères de production et de consommation une estimation de la valeur des activités bénévoles, ainsi que les coûts sociaux ou environnementaux des activités économiques. Existent par ailleurs l'indice de santé sociale, du Fordham Institute for Innovation in Social Policy, et l'indice de b ien-être économique, des Canadiens Lars Osberg et Andrew Sharpe. Tous ces nouveaux indices font l'objet de critiques parfois justifiées portant sur la rigueur de leur échelle de mesure, et n'apparaissent pour le moment que comme des « pondérateurs » du PIB, sans parvenir à remettre en question sa centralité intrinsèque. Les « théories du bonheur », comme le rappellent Florence Jany-Catrice et Dominique Méda dans leur critique du rapport Stiglitz, « se développent toujours dans le cadre de travaux utilitaristes, fondés sur l'individualisme des "agents" ». A quoi sert de modifier les indicateurs de mesure des moyens, quand les fins elles-mêmes ne sont aucunement repensées ?
La crise économique actuelle, en prenant les atours d'une crise de civilisation, pourrait justement marquer une étape fondamentale de ce point de vue. L'enjeu n'est plus (ou plus autant) celui de la statistique : il est politique et philosophique. Comme l'écrit la CMPEPS, « l'exigence de passer d'une évaluation de l'activité marchande à une évaluation du bien-être se fait plus pressante. (...) Les politiques devraient avoir pour but non d'augmenter le PIB, mais d'accroître le bien-être au sein de la société ». Objectif qui ne remet pas totalement en question le PIB comme indicateur, mais implique de le transcender. Ce qui pourrait avoir des conséquences radicales. L'une d'elles serait la contestation du « modèle » américain, qui corrèle croissance et progrès. S'imposerait aussi le réexamen des mesures macroéconomiques monoli thiques du FMI, fondées sur l'unilatéralisme des indicateurs classiques.
Critère de mesure central, le PIB n'a, enfin, aucunement tenu lieu de radar d'alerte concernant la crise actuelle. Rien dans la structure du PIB ni dans le AAA des agences de notation, qui lui est fortement corrélé, n'a permis de comprendre, par exemple, que l'accumulation de « richesses » produites depuis trente ans au Royaume-Uni par des services financiers hypertrophiés engendrait un déséquilibre structurel, rendant toujours plus d'hommes dépendants d'une production virtuelle et parasitaire. La crise montre aujourd'hui les limites de ce pari britannique : l'économiste Patrick Artus estime que 20 % des emplois au Royaume-Uni sont liés à la finance ; si la City perd son rôle central, le pays se retrouve sans option de rechange, aucune industrie ne pouvant vraiment relancer l'économie. Le PIB, pas plus que la grille des AAA, n'était capable de refléter ce glissement. Quant aux agences de notation, leur aveuglement passé dans le drame des subprime est unanimement reconnu ; pourtant, personne ne met en discussion leur capacité à dégrader du jour au lendemain la valeur d'une entreprise - et la vie de ses salariés - ou la réputation d'un Etat - et la vie de ses citoyens - sur la base de rumeurs et d'indicateurs arbitraires. En septembre 2011, remarque La Tribune, Air France « vaut » moins en Bourse que le prix catalogue de cinq A380 ; Accor, moins que la moitié de ses hôtels. Mais nulle multinationale n'envisage sérieusement de cesser de dépendre de cotations irrationnelles.
L'économie libérale demeure un artéfact religieux et, comme tel, hésite à se priver de ses faillibles augures. Tant pis si ces derniers, marché ou agences, ont régulièrement besoin de victimes pour pouvoir « lire » dans les entrailles de la croissance.