Dans quelques semaines, la commission présidée par Lionel Jospin rendra son rapport sur la modernisation de la vie politique française. L’ancien Premier ministre ne sera pas le seul à tenir la plume, mais on voit mal comment il pourrait ne pas proposer, lui aussi, une réglementation drastique du cumul des mandats. Dès lors que les Français le veulent, qu’Hollande l’a promis et que Jospin, du haut de sa sagesse, s’apprête à en faire, à son tour, la proposition, le non cumul relèvera bientôt de la loi et non plus de règles de comportement individuel. On peut imaginer des adaptations. On peut envisager la prise en compte de situations particulières et souvent justifiées. On peut même penser que tout cela suppose une part de négociations avec les parlementaires qui sont les premiers concernés et qui, au final, devront voter ce texte au Parlement. Mais on sent bien que le coup, désormais, est parti et que rien ne pourra l’arrêter.
Le premier argument avancé par les adversaires du cumul est qu’il constitue une spécificité française. Si nulle autre démocratie européenne ne le pratique à ce point, c’est bien qu’il ne répond à aucune logique! On peut répondre à cela que le cumul, en France, est une conséquence du mode d’organisation des collectivités locales. 38.000 communes, qui dit mieux ? Un échelon départemental doublé d’un échelon régional, qui fait mieux?
Le second argument avancé par les contempteurs du cumul est qu’il interdit à ceux qui le pratiquent de remplir correctement leurs responsabilités. Comment faire deux choses à la fois! Tout cela semble de bon sens. Hollande vient d’exiger de ses ministres qu’ils quittent les exécutifs locaux. Il suffit pourtant de regarder leurs emplois du temps pour constater que la plupart d’entre eux retournent sur leurs terres dès le jeudi soir pour ne revenir à Paris que le lundi matin (au mieux). C’est que les dits ministres savent mieux que quiconque la source de leur pouvoir. Déserter leur ancienne circonscription ou bien la ville qui les a élus est une faute qu’ils ne veulent pas commettre. Formellement, ils ne cumulent plus mais, dans leur tête, ils conservent plusieurs ports d’attache. Au cas où…
Si demain les parlementaires doivent abandonner leurs responsabilités locales, qui peut imaginer qu’ils seront plus assidus dans l’hémicycle ? Tout élu reste un candidat en puissance qui repart en campagne, dès le lendemain de sa victoire. On peut déjà prévoir qu’un parlementaire, sans l’ancrage d’une mairie, d’un département ou d’une région, aura besoin de passer sur ses terres encore plus de temps qu’aujourd’hui. Sauf si l’on modifie son mode de désignation en substituant la proportionnelle au scrutin de circonscription. Là encore, c’est donc moins le cumul qui pose problème que les règles d’un système qui y poussent irrésistiblement et qu’il vaudrait mieux modifier avant de s’attaquer à ses effets naturels.
Reste que si l’objectif est le renouvellement de cadres, mieux vaudrait restreindre la durée des carrières en interdisant, par exemple, de briguer plus de deux fois de suite une même fonction élective. Mais est-ce vraiment le souhait des électeurs? Les règles qu’ils réclament, dès lors qu’elles valent pour tous, leurs agréent-elles encore quand elles s’imposent à leurs propres élus? La loi, en l’occurrence, attente à un principe de base de toute démocratie : la liberté de choix. Si les électeurs ne veulent pas que leurs élus cumulent ou s’ils veulent de nouvelles têtes, ils disposent d’une solution d’une rare simplicité : ne plus voter pour eux. S’ils ne le font pas – ou peu - sans doute est-ce parce que, derrière les principes, il y a des réalités ou des aspirations plus complexes qu’on veut bien le prétendre.
Cet emboîtement de mandats nationaux et locaux expliquerait que les électeurs n’aillent pas jusqu’au bout de leurs aspirations réelles. Pour eux, le cumul est, par nature, d’essence anti-démocratique. On évoque souvent le conflit d’intérêts auquel se livrent tous ceux qui exercent des responsabilités dont les logiques viennent à se contredire. On pointe parfois aussi les pressions que feraient subir à leurs mandants des élus qui utilisent leurs différentes casquettes pour mieux verrouiller leur pouvoir d’influence. Ce soupçon-là ne vaut guère pour un député cumulard, élu par plusieurs milliers d’électeurs.
Un sénateur, en revanche, est immanquablement placé devant pareille tentation. Ses électeurs sont les représentants des collectivités locales. Lesquelles ne peuvent se passer des subventions des départements et des régions. Le cumul est alors une distorsion de concurrence. Il rompt le principe d’égalité devant les électeurs. Le problème est réel. Il vaudrait mieux s’interroger sur ce qui justifie l’existence du Sénat dans notre système institutionnel. Si c’est "une anomalie", comme l’affirmait autrefois Jospin, mieux vaudrait la supprimer, tout bonnement. Si ce n’est plus une chambre conservatrice ou une assemblée de notables, représentants les collectivités locales, il vaudrait mieux le dire et organiser, devant les Français, une transition assumée vers un nouvel équilibre démocratique.
Par quel que bout qu’on le prenne, le combat contre le cumul débouche toujours sur la même conclusion. Soit la loi à venir n’est qu’une manière de calmer des Français, avides de changement et pressés de châtier des élus qu’ils jugent trop gourmands. Soit c’est le point de départ vers une République plus "normale" ou, pour le dire autrement, plus conforme aux canons d’une démocratie équilibrée et alors, en effet, le jeu en vaut la chandelle. C’est en mesurant ces enjeux qu’il faudra lire demain le rapport de la commission Jospin.