On connaît la chanson depuis si longtemps, d’un fait d’actualité scandaleux à l’autre : "Cela fait le jeu du Front national", s’inquiète-t-on. La liquidation de l’État de droit à Marseille, les affaires Cahuzac et Lagarde, la mise en examen de Nicolas Sarkozy…
Marine Le Pen n’a guère besoin de s’égosiller sur des plateaux de télévision. L’actualité se charge de conjuguer tout ensemble une demande autoritaire et un désir de balayage de la classe politique en exercice. Ajoutez les plans sociaux, l’Union européenne qui cherche à dicter sa loi à un parlement (Chypre), et la demande autoritaire paraît pouvoir emporter des suffrages dans tous les secteurs. Le vent est-il si mauvais ? Pour le peuple de gauche, il y a aussi ce ressentiment : tant de fois on nous a vendu le "péril de l'extrême droite qui va gagner", pour que, finalement, rien ne se passe que la poursuite des affaires courantes…
Cependant, l’opposition entre un FN promouvant une souveraineté nationale, sociale et populaire et un ordre politique qui semble se limiter au règne des prédateurs et de l’argent se suffit à elle-même. Le FN n’a pas besoin d’avoir une offre politique structurée. Il n’est pas un parti de l’offre politique, convaincant les citoyens un à un par un programme (de type "60 propositions" qu’on ne tiendra pas, nourrissant ainsi le ressentiment contre les "élites en place"). Le FN est un parti de la demande politique.
Des pans de notre société s’en saisissent d’eux-mêmes en tant que signe de rupture. Il n'y a donc pas de rapport mécanique, par exemple, entre la mise en examen de Nicolas Sarkozy et la progression du FN. Tout dépend de l'ordonnancement général des produits politiques en présence. Pas de transferts automatiques de l'UMP au FN . L’électorat de droite éventuellement privé de Nicolas Sarkozy ne se jettera pas automatiquement dans les bras de Marine Le Pen en 2017. En effet, le souverainisme monétaire lepéniste demeure totalement non-crédible pour cet électorat.
Le choix d’apparaître "professionnel" et "crédible économiquement" par le thème monétaire est une erreur stratégique majeure du FN. Cela lui permet certes de fixer son socle électoral, convaincu de ce discours et donc moins enclins à se redéplacer vers la droite traditionnelle, mais gêne les transferts de la droite vers le FN. Dans le cadre d’une présidentielle, où la question de la maîtrise technique des dossiers est un discriminant, cet aspect est d’importance.
En revanche, pour les élections locales et européennes à venir, la question monétaire ne joue aucun rôle déterminant. Pour les élections locales, les électeurs souhaitent des notables assurant des missions ordinaires. Pour les élections européennes, il est à chaque fois clamé qu’elles redéfinissent le paysage politique français alors qu’elles sont un défouloir non-structurant (Europe-Écologie Les Verts en a fait l’amère expérience). En somme, certes l’actuelle conjonction de scandales et d'un sentiment de déliquescence donne de l’énergie à la dynamique
Toutefois, à moyen terme, ce n’est pas tant l’action des frontistes que des autres acteurs politiques qui déterminera le succès ou l’insuccès de cette tendance. Une droite suicidaire ? L’UMP n’a, à l’heure actuelle, ni leader légitime ni programme autre que la dénonciation du gouvernement socialiste non assez libéral à son goût. Fermez les yeux : on croirait presque revivre ces années 1980 où la "guerre des chefs" des droites battait son plein, un vernis libéral servait de colonne vertébrale idéologique… et où des Français soucieux de rassemblement et jamais convertis au libéralisme réélisaient François Mitterrand en 1988.
Le désordre se transmet du sommet à la base : on risque fort de voir lors des élections locales des alliances UMP-FN se faire "au cas par cas", "selon le contexte local", "contre les États-majors parisiens discrédités". Le FN ne cesse actuellement d'envoyer des signaux en ce sens, cherchant à rejouer le scénario des élections de 1998 qui faillit emporter les partis de droite d'alors. Ajoutons enfin que tout démontre qu'une part essentielle des dirigeants locaux et nationaux de l'UMP n'a toujours pas saisie que la ligne de "droitisation" prônée par Patrick Buisson n'avait pas "presque failli" faire gagner Nicolas Sarkozy en 2012, mais lui avait fait perdre tous les scrutins depuis 2007. À droite, le désordre encore plus grand qui s'annonce désormais, l'incapacité à comprendre la sociologie électorale par aveuglement idéologique, sont autant de facteurs qui, effectivement, vont dans le sens d'un accroissement de la part du vote frontiste aux élections européennes et locales.
Qu'en est-il pour la gauche ? De prime abord, le Front de gauche a des atouts pour récupérer une part des colères. Il a un tribun charismatique, mais n'est en rien entaché par des affaires. Son discours est volontariste, patriote, au bénéfice d'une souveraineté sociale et populaire. Néanmoins, il prône une défense du multiculturalisme et condamne clairement la mythologie qui ferait de l'exclusion des personnes originaires du monde arabo-musulman la recette résolvant les problèmes d'insécurité physique, économique, sociale et culturelle, coagulées en un tout homogène dans l'imaginaire droitisé de notre société. Penser "une équivalence des populismes" est un non-sens non seulement quant à leur nature politique, mais également quant aux attentes de leur électorat.
C'est donc la gauche de gouvernement, et elle seule, qui est en responsabilité de pouvoir canaliser la dynamique de vote frontiste. Avec le discours du Bourget ("la République vous rattrapera..."), François Hollande dressait une feuille de route adéquate. L’ensemble des éléments de l’économie et de l’emploi sont très défavorables et nous n’arrivons pas à expliquer aux citoyens pourquoi cela va si mal et pourquoi nous ne pouvons pas faire tout de suite ce qui avait été imaginé. Et pourtant, nous allons à la catastrophe. Elle est réelle l'incapacité de l'ensemble de la classe politique française à analyser les crispations de notre société et à y répondre par autre chose qu'une ligne qui légitime les transferts de voix vers le FN.
Avec de bonnes ou de mauvaises équipes, la dynamique lepéniste a tous les atouts pour répondre à la demande sociale aux scrutins d'avant 2017, pour le moins. La ligne de "front républicain" est intellectuellement et stratégiquement épuisée. Pour le peuple de gauche, il faut dresser sereinement le constat : nous allons, bon train, à la catastrophe.
Il est grandement venu le temps du réalisme et de la pédagogie !