L’égalité des chances est un concept juste, mais aveugle aux inégalités sociales. L’analyse de François Dubet, professeur de sociologie à l’université de Bordeaux et directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (Paris).
L’ouverture continue de l’école secondaire et de l’enseignement supérieur a permis d’accueillir des élèves qui en avaient longtemps été exclus, mais le long mouvement de massification scolaire a déçu. Quand on y regarde de près, le recrutement des élites scolaires ne change guère, la distribution des élèves dans les diverses filières reste déterminée par leurs origines sociales et ceux qui échouent et quittent l’école sans diplômes sont issus des catégories sociales les moins favorisées. Tout un ensemble de dispositifs, d’institutions, de chartes de bonne conduites, de réglementations dénoncent les discriminations dont sont victimes les filles, les enfants issus des « minorités visibles » et les plus pauvres afin de promouvoir l’égalité des chances devant le travail, le logement, la santé, l’éducation…
Dans les faits, l’égalité des chances méritocratique est dominée par un tropisme élitiste. On fixe plus volontiers le regard et les indignations sur les classes préparatoires aux grandes écoles que sur les lycées professionnels où la ségrégation n’est pas moins forte quand on examine les origines sociales des élèves ; on mesure plus volontiers le taux de filles dans les écoles d’ingénieurs que dans les filières de secrétariat et de « technicien de surface » des lycées professionnels. On croit, ou on fait semblant de croire, qu’il suffirait d’ouvrir l’accès aux élites pour changer profondément l’ordre des choses. Or, les « masses en présence » ne sont pas du même ordre en haut et en bas du système scolaire. Le doublement du nombre d’élèves d’origine modeste dans les classes préparatoires serait un exploit, mais il concernerait, au mieux, quelques milliers d’élèves alors que 150 000 élèves quittent l’école sans le moindre diplôme.
Imaginons que, demain, le mérite des élèves soit vraiment reconnu ; le jeu social n’en serait pas moins cruel. Dans la mesure où les vainqueurs de la compétition scolaire ne devraient leur succès scolaire qu’à eux-mêmes et pas à des avantages liés à leur naissance, on ne voit guère ce qu’ils devraient aux autres et rien ne pourrait entraver leur prétention à accaparer les meilleures positions et les meilleurs revenus puisqu’ils pourraient se prévaloir d’un vrai mérite. De ce point de vue, le mérite scolaire ne servirait plus seulement à « blanchir » les inégalités de naissance puisque ce sont généralement les plus favorisés qui en bénéficient, mais il « blanchirait » plus encore les inégalités issues de la compétition scolaire dès lors qu’elle serait perçue comme plus juste. Ce qu’elles ne feront certainement pas de bon gré comme l’indiquent déjà les conduites de décrochage scolaire, d’absentéisme et, parfois, de violence chez les élèves se sachant condamnés à perdre la partie.
Quitte à croire au mérite, dont la définition est toujours des plus flottantes, il n’est certainement pas juste de croire que l’école doit en avoir le monopole et sans doute serait-il plus juste de diversifier les systèmes de formation capables de faire émerger des formes de mérite que l’école ignore. C’est en multipliant la nature des épreuves, y compris non scolaires, que les individus auraient plus chances de faire valoir leurs mérites.
Il reste que si l’égalité des chances est un modèle de justice incontestablement juste, la promotion du mérite individuel est indifférente aux inégalités sociales elles-mêmes. Elle ne met pas en cause le fait que les plus méritants occuperont les meilleures positions et les autres, les plus mauvaises. Peut-être est-il temps de rappeler avec force qu’il existe un autre modèle de justice visant moins l’égalité des chances que l’égalisation des conditions. On peut sans doute promettre aux enfants d’ouvriers qu’ils ont le droit d’échapper à leur sort, mais on pourrait aussi améliorer la condition des ouvriers afin que ceux qui seront un jour ouvriers ne soient pas « punis » de n’avoir pas saisi leur chance. Et comme les opportunités de mobilité ascendante sont fatalement plus rares que les concurrents à la mobilité, comme l’égalité des chances exige sa part de vaincus, la justice sociale passe d’abord par la réduction des inégalités entre les revenus, les conditions de vie et les conditions d’éducation. Ajoutons que plus une société est relativement égalitaire, moins l’égalité des chances y est une chimère : plus il est facile de monter puisque les distances sociales sont faibles, moins il est tragique de descendre puisque, là aussi, les distances sociales y sont plus faibles. Autrement dit, l’égalité sociale devrait avoir la priorité sur l’égalité des chances.
François Dubet, professeur de sociologie à l’université de Bordeaux et directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (Paris). Il est notamment l’auteur de "L’école des chances. Qu’est-ce qu’une école juste ?", Seuil, col. République des idées, 2004.